
- Dis donc, t’as vu la brochette ? Y a de la chatte !
Je balaie l’assistance du regard : des collégiens, des filles à papa, deux calabrais incrustés qui tapent dans le dos de Victor et me dévisagent longuement. S’amorce entre eux un conciliabule pendant lequel, de temps à autre, Victor me regarde à la dérobée. Je le coince dans la cuisine où il se sert une bière qu’il engloutit avec des manières de soudard :
- Qu’est-ce vous racontiez ? J’ai bien vu que tu me regardais en coin.
- Oh rien, se marre-t-il. Ils m’ont demandé ce que je foutais avec un pédé, si tu veux savoir !
- Et alors, t’as répondu quoi ?
- Ben, que je fréquentais qui je voulais, et que c’étaient pas leurs oignons.
- C’est tout ?
- Ben oui, qu’est-ce que tu veux dire d’autre ?
- Mais que je suis pas un pédé, au moins ! Si toi, tu les laisse partir là-dessus, tu sais bien qu’ils vont plus me lâcher !
Manquait plus que lui : Darmstetter vient d’entrer dans la cuisine, qui nous voit nous disputer avec ravissement, et en ressort aussitôt, jubilant. Je coupe court à la discussion, et sort, très fâché de cette trahison. J’entends le déjà ancien « Nights in white satin », aperçois les deux calabrais qui me regardent sans la moindre indulgence, et, dans la foulée, Darmstetter, goguenard, me souviens qu’il m’a dit qu’il m’embêterait plus (un de moins !), avise Nadine qui joue les hôtesses de maison adultes, me dirige vers elle d’un pas décidé et l’invite à danser, déterminé, l’attire à moi sans attendre la réponse, l’enlace, et lui roule un patin bien baveux à en faire remonter mon déjeuner, sous les regards médusés de la foule à deux doigts de me faire une ovation debout. Victor sort de la cuisine, bouteille de bière à la main, apprécie le spectacle qui a suscité cet enthousiasme et va s’asseoir comme un automate, sonné ; et un partout !
Nadine se presse contre moi, me susurre qu’elle le savait, elle, que je n’en suis pas, ce qui a pour effet de décupler ma mauvaise humeur. Mais, conscient des paires d’yeux braqués sur moi, je me laisse à nouveau explorer jusqu’aux amygdales par la blonde énamourée,à en avoir la nausée , maudissant les Moody Blues d’avoir enregistré le slow le plus interminable de toute l’histoire de la musique pop. Victor a beaucoup de mal à contenir son hilarité, que j’observe en douce quand la furie me laisse le temps de retrouver mon souffle. Les calabrais, eux, ont quasiment les yeux qui sortent des orbites, ne sachant plus que penser. Seul, debout dans un coin de la pièce, Darmstetter, reste impassible ou presque, son éternel sourire aux lèvres. Je dois maintenant me dépêtrer de cette situation absurde. Nadine, dans un demi-sanglot, me chuchote qu’elle est vachement contente, que ça faisait un moment qu’elle voulait sortir avec moi. Je suis atterré, et lui réponds que oui, mais là, je dois partir, que le samedi à cinq heures j’ai un cours de piano, que je m’excuse, craignant la paire de claques qu’elle serait en droit de m’administrer. Je la laisse là, m’arrête devant Victor, revenu de son fou-rire, et, de manière à me faire entendre des deux calabrais, tout proches, j’improvise :
- Quelle barbe, c’est avec Caro que je veux sortir, mais elle est pas là, alors tu comprends…
Je lui donne une poignée de main franche et virile, et gagne la sortie sans un regard pour ma conquête du jour.
Dans l’escalier, j’entends un « psst » qui me fait lever la tête : Darmstetter se penche sur la balustrade, et me dit, tout miel :
- J’espère qu’il est pas trop jaloux, ton petit copain.
Un « pauvre con ! » en guise de réponse, et me voilà respirant enfin le bon air glacial de janvier sous une pluie battante.
Je fais quelques pas sous l’averse de plus en plus drue et m’abrite sous une porte cochère. A quelques mètres, sur ma gauche, Darmstetter s’est planté au milieu du large trottoir, bien droit sous les trombes d’eau, ruisselant, le doigt pointé sur moi, plus pâle que jamais. Il hurle simplement : « toi ! toi ! ». Trop loin, je ne peux voir s’il ricane. Pourquoi suis-je saisi de l’impression extravagante qu’il pleure de rage ?
(A suivre)
(A suivre)
(c) Silvano Gay Cultes 2013
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... l’impression extravagante qu’il pleure de rage. |