Je change. Comme je l’avais prévu, j’ai obtenu mon BEPC sans difficulté ; Darmstetter aussi, qui a décrété : « Oh, en ce moment, ils le donnent ! »
Je n’ai jamais lu autant : la saga des Rougon-Macquart d’Emile Zola me passionne, qui me fait prendre conscience de valeurs qui semblent bien éloignées des préoccupations de mes camarades. Je me forge, à l’instinct, une culture. Clo Clo s’affuble désormais de costumes criards à paillettes qui heurtent l’idée qu’à présent je me fais de l’esthétique. J’aimais, je crois, sa rage de danser ; je l’imitais devant le miroir, chantant « J’attendrai » sur des rythmes américains, invitant Jeanne, ma voisine, à admirer ces exhibitions qui me laissaient pantelant, inondé de sueur. Ses chansons, aujourd’hui, ne me parlent plus, ritournelles formatées pour midinettes énamourées. J’écoute de vraies chansons, découvre Trénet, dont Pierre Castelain m’a appris qu’il « en était », lui, le fou chantant que j’ai vu, il y a peu, faisant l’acquisition d’un piano en maugréant chez Lafranchi, à côté du lycée, là où ma mère a acheté à crédit mon instrument actuel, dont j’arpente le clavier durant des heures pour suivre la voie que je me suis tracée : je serai pianiste.
L’auteur de « L’âme des poètes » habite, quelques mois par an, une belle villa sur les hauteurs de la ville, dans un quartier résidentiel où se réfugient les vedettes du « show bizness ». Au début de ce bel été, un camarade engagé par les PTT pour la saison, en est redescendu un jour au comble de l’émotion : il avait remis un télégramme à Mick Jagger qui l’avait gratifié d’un billet de cent francs !
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Je serai pianiste. |
L’auteur de « L’âme des poètes » habite, quelques mois par an, une belle villa sur les hauteurs de la ville, dans un quartier résidentiel où se réfugient les vedettes du « show bizness ». Au début de ce bel été, un camarade engagé par les PTT pour la saison, en est redescendu un jour au comble de l’émotion : il avait remis un télégramme à Mick Jagger qui l’avait gratifié d’un billet de cent francs !
Je rejoins Ange de plus en plus fréquemment dans sa mansarde, terrifié à l’idée que Madame Bianchini n’y fasse irruption, un jour. Ange prend toujours la précaution de verrouiller la porte d’entrée, mais l’idée de me trouver pris au piège m’effraie délicieusement. Souvent, Ange m’embrasse de ses lèvres épaisses, bonheur absolu que Victor m'a toujours refusé. Victor qui passe le plus clair de son temps au lit de cette femme. Flanqué de ses deux calabrais, il m’a adressé un bonjour distrait, hier, quand je sortais de la bibliothèque municipale où je me fournis en lectures diverses. Je dois avouer une lâcheté qui met ma conscience en émoi : si je partage avec Ange mes heures de loisir, refoulant la tentation de me précipiter dans les salles obscures pour aller voir les dernières exclusivités, je n’ai pas encore assez d’assurance pour sortir en ville en sa compagnie. J’ai encore cette crainte tyrannique des « on dit » que m’a transmise ma mère, toujours sur ses gardes. J’y parviendrai sans nul doute, je le sais, mais la hantise de porter du tort à Victor me tenaille. J’ai déjà écrit dans le journal que je tiens au quotidien le discours qu’un jour j’adresserai au voisinage, aux habitants du quartier, au monde entier : « Vous pensez de l’Ange qu’il est un innocent, un être inachevé parce que vous ne voulez l’accepter tel qu’il est, parce qu’il vous renvoie, pour beaucoup d’entre vous, à ce que vous ne voulez voir. Je connais Ange, je parle avec lui de la beauté, de celle qui nous entoure, mais aussi de celle que je découvre chaque jour dans la musique, dans une œuvre d’art. Ange y est plus sensible que la plupart d’entre vous. Je lui ai confié des livres qu’il a lus avec passion, dont il m’a cité de mémoire les plus beaux passages, à m’en faire venir les larmes. Ange est poète. Il me parle de la mer comme personne, connait de nos rivages le moindre rocher, sait où il faut aller, précisément, pour dénicher poulpes et oursins sans que cela ne soit, comme pour nous, une expédition aventureuse. Il sait votre mépris, votre condescendance à son égard, il sait que vous ne le voyez pas, il sait que vous ne savez jouir du paradis qui vous entoure, il sait rendre grâce à Nicolas de Stael et à Signac de l’avoir immortalisé, quand vous ignorez jusqu’au nom de ces peintres, célébrés partout ailleurs. Si le premier s’est suicidé, comme tout récemment Bosc, le dessinateur humoristique, ne serait-ce point qu’ils n’ont trouvé ici la moindre tendresse, le moindre réconfort ? De la tendresse, du réconfort, j’en ai trouvé, moi, dans les bras de mon cher Ange. Oui, nous nous sommes donnés l’un à l’autre avec générosité, nous n’avons fait qu’un, indivisible.
Et, à chaque fois, ivre encore de nos étreintes, j’ai pensé à vous, qui, par ignorance crasse, ne verriez qu’horreur et turpitude dans notre union. Nous sommes jeunes, et vous avez déjà tant vécu, survivants d’un monde que je voudrais voir se désintégrer. »
Je change, oui. Plus déterminé, moins pleutre, je me suis débarrassé de Nadine ; j’ai, dans les bras de mon ange, lavé l’affront infligé par Victor. Ne reste qu’à mettre à jour la sombre personnalité d’Eric Darmstetter, dont m’obsède encore le visage ruisselant d’un samedi mémorable.
(A suivre) (c) Silvano Gay Cultes 2013
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Antibes - Couchant rouge - Paul Signac |