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Tombe, Victor ! (8)

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Qui a dit que les oreilles décollées, c’est disgracieux ?
Darmstetter, planté devant la porte de la salle de cours, me vrille de son regard le plus noir :
« Alors, la gonzesse, on a pris son cours de piano, on a acheté le disque de Clo Clo le pédé ? On n’a pas mis sa petite chemise blanche à col Mao aujourd’hui ? »
Dans l’enceinte du lycée, mon ennemi déclaré ne me lâche pas depuis la rentrée. Sournois, torve, il s’attache à mes pas dans la cour, ricane quand je parle chansons avec les filles, surprend le moindre de mes regards sur tel ou tel garçon que je trouve agréable. Où que j’aille, il n’est jamais bien loin. Les seuls instants où il me laisse en paix, c’est quand je suis avec Victor, auquel, pour ne pas m’avilir, je ne dis rien de mon martyre. Victor, lui aussi, se moque de moi, mais il le fait avec gentillesse, ça l’amuse. Le sourire de Darmstetter est bien différent, il n’est pas indulgent, il me hait. Aujourd’hui, il me regarde comme s’il savait ce que j’ai fait hier après-midi dans le champ, près de la plage de la Garoupe. Comme s’il avait vu toute la scène. Il n’en sait rien, bien sûr, mais cette chose que j’ai faite avec Victor m’a transformé, et ça, ça ne lui échappe pas. Déjà, en montant les escaliers, il s’est retourné vers moi et m’a jeté son sourire mauvais. Il me barre l’accès à la classe, maintenant, comme s’il voulait m’interdire de cours, comme si j’étais un renégat, un paria, un pestiféré. De son bureau, Monsieur Cordier, le professeur de français, nous appelle, sévère : « Qu’est-ce que vous faites, tous les deux ? Je viens vous chercher ? ». Darmstetter grince : « tu perds rien pour attendre. » et, bien vite, nous rejoignons nos tables.
Je ne veux rien dire à Victor, je prie seulement pour qu’il se rende compte que Darmstetter me persécute, qu’il le surprenne un jour, le plus tôt possible, dans la cour, quand ce salaud me décoche un fayot. Un fayot, c’est un violent coup de genou dans la cuisse ; c’est à hurler de douleur, ça fait venir instantanément les larmes aux yeux. Il s’approche de moi quand il l’a décidé, sifflote, regarde autour de lui si c’est sans danger, et vlan, il y va de toutes ses forces ! On joue au chat et à la souris tous les deux, comme dans les dessins animés qui passent au Rex avant le grand film. J’ai beau avoir mis au point des stratégies pour éviter mon bourreau, il parvient toujours à tromper mon attention. Je ne vais pas pouvoir supporter ça jusqu’au brevet.
Hier, dans la cour, j’ai enfin revu Victor. Comme prévu, il m’a serré la main en me faisant un clin d’œil. Darmstetter nous regardait de loin, posté devant le réfectoire d’où ses ondes maléfiques ne pouvaient m’atteindre : la réputation de Victor, volontiers bagarreur et bien mieux taillé que lui, le tient à distance.
Victor porte un polo cintré, à la mode, de couleur bleu-ciel avec des croisillons bleu-marine et blancs dont les trois boutons sont défaits, qui laissent voir une croix en or sur sa peau brune. Ses cheveux noirs, drus, sont bien coiffés, avec une raie sur le côté. Qui a dit que les oreilles décollées, c’est disgracieux ? Moi, je trouve qu’elles lui donnent un charme infini. Victor est plus beau que jamais, il le sait.
-Me regarde pas comme ça, mec, on dirait que tu vas me bouffer, rigole-t-il. Alors, ça va, depuis ? Je suis sûr que tu t’es branlé en pensant à moi, salaud ! dit-il entre ses dents ; je suis sûr qu’il bande. Comme moi.
- T’es con, Victor. On se voit samedi ? On va se baigner ? Tu veux que je vienne ? 
Je me retiens de l'implorer ; mais s'il refusait, j'en mourrais.
- Je sais pas, j’ai plein de trucs à faire samedi, je te dirai ça jeudi, salut !
Il fait déjà demi-tour avant même que la cloche sonne. 

... tel Maurevert, le reitre...
Oui, je vais mourir, là, m’écrouler devant tout le monde, devant Darmstetter qui m’épie et va pouvoir savourer mon agonie, tel Maurevert le reitre quand il croit s’être enfin débarrassé du Chevalier de Pardaillan. Victor, mon souverain, est magnanime, se retourne et me lance, dans un souffle :
-A trois heures, samedi, chez Keller !
Et je repars, fendant la plèbe, fort, fier, heureux. Arrivé à sa hauteur, je toise Darmstetter :
-Tu ne mérites que mon mépris !
Mon ton est théâtral et le laisse interdit. 
En cours, il m’observe étrangement, perplexe. Ai-je marqué un point ?
  
(A suivre) 
(c) Silvano Gay Cultes 2013
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(il vous faudra dérouler jusqu'au numéro 1)
Photo 2 extraite du film "Le chevalier de Pardaillan", de Bernard Borderie (1962) 


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